COLOFON


A 1795 French newspaper announcement and first critical review of Condorcet's Esquisse; referenced in: Jean-Pierre Schandeler & Pierre Crépel, (dir.), Tableau historique des progrès de l'esprit humain: Projets, Esquisse, Fragments et Notes (1772-1794), Paris, 2004, p.46 n.96.


Gazette Nationale ou Le Moniteur Universel No 186. Sextidi 6 Germinal, l'an 3e. (Jeudi 26 Mars 1795, vieux style.) (1)

AVIS.

Esquisse d'un tableau des progrès de l'Esprit humain; ouvrage posthume de Condorcet. A Paris, chez Agasse, rue de Poitevins, n0 18. Un volume broché, in-80, de 380 pages. Prix: 8 liv.
    Nous reviendrons sur cet ouvrage intéressant sous tant de rapports, et que l'on peut regarder comme un des plus beaux monuments qui aient été élevés jusqu'à présent à l'esprit humain.
    On trouve à la même adresse: Réflexions sur le commerce des blés, par le même; un vol. in-80. Prix 3 liv. Cet ouvrage analytique renferme sur cette matière des principes dont on n'aurait jamais dû s'écarter.




Gazette Nationale ou Le Moniteur Universel N0 327 bis. Supplément à la Gazette Nationale du septidi, 27 Thermidor, l'an 3e.(2)
[p.457]

ANNONCES.

Esquisse d'un tableau des progrès de l'Esprit humain. Ouvrage posthume de Condorcet, seconde édition, à Paris, chez H. Agasse, rue de Poitevins, n0 18. Un vol. in-80; prix, 15 liv. pour Paris, et avec le portrait de l'auteur, 21 liv.; et pour les départements, franc de port 20 liv. et 26 liv. avec le portrait.
    Condorcet, mis hors de la loi et réfugié dans son dernier asile, ne se laissa point abattre par ses peines, ni troubler par ses dangers. Des jours si affreux furent pour lui des jours de loisir, et il les employa à esquisser un tableau de l'esprit humain. Ce sujet l'occupait depuis longtemps; mais il n'a pu le traiter dans toute son étendue, et ce qu'il a achevé de rédiger dans sa retraite n'est qu'une analyse du grand ouvrage qu'il avait médité. On ne pourra donc juger ses travaux et connaître ses vues que par une lecture attentive de cet abrégé; et l'on se bornera ici à en indiquer le sujet, la disposition et les derniers résultats.
    Des philosophes ont exposé l'origine de nos facultés morales, et ils ont montré comment elles se développaient en nous par l'action des objets extérieurs. Ce développement est soumis à des lois constantes, dont la recherche est l'objet de la métaphysique. Elle, le considère abstraitement, elle observe l'ordre selon lequel il s'opère, et ne cherche point dans l'expérience humaine ce qui a pu le favoriser ou le troubler. Là cependant est la cause de la diversité de ses résultats. Si l'on observe si peu de vraisemblance entre les hommes, quand ils ont vécu dans des temps ou dans lés lieux différents, ce n'est, l'effet que des circonstances variées qui ont présidé à ce développement de leurs facultés: il est soumis constamment aux mêmes lois, mais il ne reçoit point toujours la même étendue, et selon lé terme ou il s'est arrêté à une époque donnée, l'esprit humain s'y présente dans un état différent.
    Déterminer la nature de ces changements, en exposer l'ordre et la dépendance mutuelle, en assigner les causes, tracer ainsi le tableau des révolutions et des progrès de l'esprit humain, tel est le plan que Condorcet avait conçu.
    Pour le remplir, il fallait considérer l'espèce humaine à toutes les époques de sa durée, observer la civilisation dans tous les états où elle s'offre actuellement sur la terre; interroger donc et les relations des voyageurs, et les dépôts historiques, suppléer même par la pensée à l'absence des monuments pour juger jusqu'aux âgés qui n'ont pas su en élever. Il fallait embrasser tous les travaux des hommes, étudier leurs sciences, en constater l'état, en apprécier l'utilité; enfin, comme ce n'était pas seulement l'histoire de ce genre succès qui ne sert que l'orgueil de l'homme, ou n'augmente que sa puissance; mais-aussi celle des progrès qu'il a pu faire vers l'amélioration de son sort et le perfectionnement de son être, on devait le juger encore sous ces points de vue, chercher ce qu'il 'a acquis ou perdu en vertu et en bonheur, ce qui lui reste à s'obtenir dans'cette grande poursuite et les moyens qu'il y doit employer.
    Condorcet a saisi l'immensité de`ce plan. Il conçoit neuf grandes époques dans l'histoire des sociétés. Il prend les hommes au moment où ils se réunissent en peuplades, et il recherche quels durent être d'abord leurs moyens de subsistance, leurs travaux, leurs passions et leurs découvertes, comment ils se distribuaient les peines de la vie, et quels préjugés remontent à ce premier âge.
    De cet état où l'on ne vivait que des produits de la chasse, les hommes passent à celui de peuples pasteurs. Il indique les causes et les effets de ce changement; on voit naître de nouveaux arts. Il monte ce que cet état social peut donner de développement à nos facultés, et le temps où il les arrête. On n'a pu le franchir qu'après l'invention de l'agriculture.
    C'est le commencement d'une troisième époque. Cette découverte qui change les destinées humaines amène à sa suite la division du travail et les prodiges qui en ont résulté. Alors naissent et des lois mieux combinées et une sorte de droit public entre les nations, et de nouvelles formes de gouvernement. Avant ce temps, l'homme ne tenait point à un territoire: il y avait des guerres, mais il n'y avait pas de conquêtes; c'est donc ici le lieu d'examiner leurs effets sur la moralité des vaincus et des vainqueurs, l'état de choses qu'elles établissent et les préjugés que cet état fait naître.
    Ces objets sont traités par l'auteur avec assez de détail. Il rapporte aussi à cette époque l'origine de l'écriture hiéroglyphique; 'il examine quelles sciences on invente, et quelles mains en gardent le dépôt. II croit les voir livrées à des prêtres qui 'n'en font qu'un moyen de tromper les hommes; et il juge que, cultivées dans cet esprit, elles doivent faire peu de progrès, qu'elles tomberont même dans cet état de stagnation où elles restent depuis si longtemps dans l'Asie. Le peuple n'est imbu que d'erreurs et de superstitions: dupe du langage figuré des prêtres, il prend pour des narrations historiques les allégories dont ils voilent leurs doctrines, et c'est à cette méprise que Condorcet attribue l'origine des fables.
    Une découverte, dont l'epoque est ignorée, mais dont les bienfaits furent incalculables, vient donner un nouvel essor à l'esprit humain; c'est l'invention de l'écriture alphabétique: Condorcet la place à l'origine de sa quatrième section. C'est maintenant là nation grecque qui va seule fixer ses regards, et sans doute elle a bien mérité d'occuper un long chapitre dans l'histoire des progrès de l'esprit humain.
    On ne pourrait, sans donner trop d'étendue à cet extrait, continuer de suivre pas à pas la marche de l'auteur; ce qu-on a dit peut donner une idée de sa méthode, et l'on se bornera maintenant à choisir quelques-unes de ses idées, soit en raison de leur importante, soit à l'occasion des remarques qu'elles pourront suggérer.
    Il recherche ce qui a favorisé le progrès des sciences dans la Grèce, et il l'attribue principalement à la manière dont elles s'y sont introduites. Elles y furent répandues par des voyageurs qui les avaient étudiées dans l'Orient, et qui n eurent ni l'intérêt, ni la volonté d'en faire le patrimoine d'une caste particulière. Elles n'y furent donc point inaccessibles au vulgaire; on n'y embrassa point le systême d'une doctrine secrète, et tous les hommes furent appelés à connaître et à propager toutes lés vérités. (p.76).
    On pourrait répondre à l'auteur que quand de simples communications entre deux peuples suffisent pour introduire les sciences de l'un sur le territoire de l'autre, c'est une raison de penser qu'elles n'étaient point soigneusement cachées chez le premier. On peut douter si le génie insouciant des Orientaux ne les a pas éloignés de l'étude, plus encore que l'hypocrisie sacerdotale, et l'on croira difficilement que ces dépositaires des sciences, qui les enseignaient à de simples voyageurs, aient été bien jaloux de leur secret.
    L'auteur, en parlant des gouvernements de la Grèce, fait une remarque importante et que nos politiques ont trop souvent négligée. "Presque toutes les institutions des Grecs, dit-il, supposent l'existence de l'esclavage, et la possibilité de réunir dans une place [p.458] publique l'universalité des citoyens; et, pour bien juger de leurs effets, pour prévoir surtout ceux qu'elles produiraient dans les grandes nations modernes, il ne faut perdre de vue ces deux différences si importantes." (p.95)
    Il attribue la mort de Socrate à la haine des prêtres (p.84). Il est constant cependant qu'elle ne fut pas l'ouvrage de la jalousie des sophistes. "Cette mort, dit il, est le premier crime qu'ait enfanté la guerre de la philosophie et de la superstition". (p.82). Cette mort est plutôt le premier résultat de ses passions viles et cruelles qui naissent de l'orgueil humilié, et qui ont trop souvent troublé les âmes de ceux qui professaient la sagesse.
    Il rapporte la fin déplorable des pythagoriciens. "Cette école, dit-il, formait des législateurs er des intrépides défenseurs de l'humanité: elle succombe sous les efforts des tyrans. Un d'eux brûla les pythagoriciens dans leur école (p.80). Cet événement, ajoute't-il, signala la guerre ancienne et acharnée de la philosophie contre les oppresseurs de l'humanité."
    Il convient de rétablir ici la vérité des faits. Les pythagoriciens étaient nombreux et puissants à Crotone. La constitution de cette république excluait les pauvres du droit de cité; un parti s'éleva en faveur de l'égalité politique; les pythagoriciens s'opposèrent à cette innovation: leur constance irrita le peuple qui s'anima contre eux au point de se soulever et d'aller les brûler dans leur école. On voit donc, qu'il ne s'agit point ici de tyrannie, mais d'une insurrection populaire. Les pythagoriciens ne se sacrifièrent point à la défense des droits de l'humanité, mais ils furent égorgés et brûlés par ceux qui réclamaient ces droits. Je n'ai fait cette remarque que pour mettre le lecteur en garde contre les assertions de l'auteur, qui sont quelquefois hasardées.
nbsp;   Il reproche aux Grecs d'avoir voulu, dans leurs institutions politiques, tirer parti des préjugés et des vices des hommes plutôt que d'entreprendre de les corriger. il est très opposé à ce système, il promet de développer l'origine et d'en démontrer l'erreur; mais il n'a pas en le temps de le faire, et c'est à regretter. Cette discussion n'eût point été oiseuse, car l'opinion qu'il devait combattre a pour elle de grands exemples et d'illustres partisans.
    On a plus d'une occasion d'éprouver de semblables regrets. On le voit persuadé, par exemple, qu'un accroissement de bonheur et de vertu doit accompagner le progrès des lumières; il convient cependant que les peuples qui sont restés nomades sont plus heureux et moins corrompues que nous. Mais il promet de prouver que les vices et le malheur des peuples éclairés ne doivênt être considérés que comme une crise nécessaire dans la marche graduelle de l'homme vers son perfectionnement absolu. (p.40). On sent combien de telles idées pouvaient peu se passer du développement qui leur manque; et l'observateur, qui na vu qu'une crise dans le phénomène le plus constant que présente l'histoire, s'était sans doute proposé de justifier, par des preuves bien solides, la nouveauté de son sentiment.
    La cinquième division commence à l'époque de la révolution qu'Aristote produisit dans les sciences, lorsqu'il assigne à chacune d'elles un but et des travaux particuliers. C'est depuis cette importante distinction qu'elles ont pu être cultivées séparément. L'auteur continue leur histoire jusqu'à leur entière décadence. Le triomphe du christianisme en fut, dit-il, le signal (p.136); mais il est vrai qu'à la page 123 il en avait démêlé avec sagacité une autre cause, et il avait montré qu'elle pouvait suffire seule à amener le même résultat.
    On entre dans l'histoire moderne, et le tableau des moeurs, des occupations de l'esprit humain jusqu'au temps des croisades, est l'objet de la sixième section. Condorcet voit dans ce période la dépravation des hommes accompagner leurs abrutissement. On ne veut point justifier ici les moeurs de nos grossiers ancêtres; mais on pourrait cependant demander si elles atteignirent jamais la corruption de celles du siècle de Pétrone, si la race des Francs c'est montrée aussi cruelle que le peuple poli d'Alexandrie. Il montre que les lumières qui s'éteignirent dans l'Occident subsistèrent plus longtemps dans la Grèce, et l'on pourrait désirer qu'il eut expliqué pourquoi le pays où elles se conservèrent le mieux fut celui qui se distingua le plus par des traits de perfidie, de bassesse et de férocité. Il n'est point proposé ces difficultés.
    On lira avec le plus grand intérêt les trois divisions suivantes. C'est l'histoire complète de la restauration des sciences; d'abord depuis les croisades jusqu'aux temps où des réformateurs donnèrent chez les modernes le premier exemple de la rébellion de l'esprit humain contre quelques absurdités: il suit ce mouvement vers l'indépendance jusqu'à l'époque où Descartes acheva de délivrer la raison du joug de l'autorité. Enfin la neuvième division montre les effets rapides de cette liberté de penser, qui, après`avoir étendu et perfectionné beaucoup de sciences, a détruit les opinions religieuses, s'est ensuite appliqué à la politique et a enfin amené l'établissement de a république française.
    J'ai discuté dans cet extrait quelques opinions de l'auteur, mais j'aurais fait un long ouvrage si j'avais voulu relever toutes ses vues neuves et profondes, tous les traits de lumière dont j'ai été frappé. Le style répond à la dignité du sujet; on pourrait citer quelques paragraphes dont la rédaction est pénible, mais en général l'ouvrage est parfaitement écrit.
    Il reste à parler du dernier chapitre qui traite des progrès futurs de l'esprit humain.
    Condorcet croit que, destinés à la perfection et portés à y tendre sans cesse, nous avons plusieurs fois chancelé dans la route, mais qu'enfin, grâce à des circonstances, qu'il indique, rien ne peut plus nous menacer d'une rétrogradation. Nous marcherons désormais à ce but avec des succès croissants, et le résultat nécessaire de notre organisation est que nous devenions sans cesse plus heureux, plus éclaires et plus justes. Ces avantages lui paraissent inséparables; il soutient que la nature lie par une chaîne indissoluble la vérité, le bonheur et la vertu (p.366) Et cependant, lorsqu'à la suite du long regard qu'il a jeté sur l'expérience humaine, il s'est demandé ce qu'enfin elle lui avait appris; il a avoué que les travaux de l'homme ont fait beaucoup pour sa gloire, quelque chose pour sa liberté, presque rien encore pour son bonheur (p.321).
    On croit voir toujours dans sa pensée un combat entre la théorie qu'il a voulu se faire et les vérités qu'il n'a pu se dissimuler. L'examen du passé n'a point réalisé ses espérances, et pour les conserver il faut qu'il se réfugie dans l'avenir. C'est là seulement qu'il établit sans contradiction ses hypothèses, et qu'il ne voit plus d'obstacles ni de bornes au perfectionnement de toutes nos facultés. Mais il s'abandonne alors à de si étranges espérances, qu'on ne peut se refuser à y voir les caractères de l'exaltation.
    On doute en se rappelant l'affreuse infortune de cet homme célèbre; on pouvait s'attendre à le trouver exalté, mais c'était seulement d'indignation et de désespoir: et l'on reste dans un profond étonnement, en considérant ce philosophe du dix-huitième siècle, qui, proscrit chez le peuple qu'il voulait éclairer, accablé de la puissance du crime, offrant lui-même une preuve de l'ascendant que la violence brutale obtient si facilement sur le talent, n'a pu être distrait [p.459] de ses systèmes par l'objection même de sa destinée, et occupé ses derniers jours, emploie sa triste solitude à aider le pouvoir de la raison et les triomphes de la vertu.


Notes, ajoutées en 2006, par M.S. Claessen - www.condorcet.nl

1.  Dans: Réimpression de l'ancien Moniteur Mai 1789 - Novembre 1799, tome vingt-quatrième, Paris, 1842.

2.  Vendredi 14 Août 1795; dans: Réimpression de l'ancien Moniteur Mai 1789 - Novembre 1799, tome vingt-cinquième, Paris, 1842, pp.457-459.


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