Marie Jean Antoine-Nicolas de Caritat marquis de CONDORCET (1743-1794)



Monopole et Monopoleur




Notice par Marcel Claessen



Dans le chapitre 7 de ma thèse de doctorat, j'ai situé cet article de

Condorcet vers le milieu de l'oeuvre principale des Lumières,

l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Il fut probablement imprimé

sur commande de Voltaire par l'éditeur de l'édition Suisse de

l'Encyclopédie, Jean-Léonard à Genève. Destiné à faire la quatrième

des Lettres sur le commerce des grains de Condorcet, mais surpassé

par la chute de Turgot, cet article n'a jamais été publié comme il était

prévu; autant que nous sachons, aucune copie n'en reste.



Le texte présenté ici est extrait de: A. Condorcet-O'Connor & M.F. Arago,

Oeuvres de Condorcet, Paris, 1847, tome XI, pp.35-58. Il était aussi

inclus dans: E. Daire & G. de Molinari, Collection des principaux

économistes, Paris, 1847, tome XIV; et, sous le titre Le Monopole et

le Monopoleur, dans: A.A. Barbier, P.G.J. Cabanis, D.J. Garat & Sophie

Grouchy de Condorcet, Oeuvres complètes de Condorcet, Brunswick

& Paris, 1804, tome XIX.



Dans les deux éditions des Oeuvres l'article était précédé d'une devise

à p.35, et d'un sous-titre à p.36.



Notice by Marcel Claessen



In Chapter 7 of my Ph.D. thesis, Monopoly and Monopolist is

biographically situated in the milieu of the main work of the

Enlightenment, Diderot and d'Alembert's Encyclopédie. The

article was probably printed on account of Voltaire, by the publisher

of the Swiss edition of the Encyclopédie, Jean-Léonard Pellet in

Geneva. Intended to be the fourth of the Lettres sur le commerce des

grains, but being overtaken by the fall of Turgot, it has never been

published as such; as far as we know, not a single copy has survived.



The text presented here was extracted from A. Condorcet-O'Connor

& M.F. Arago, Oeuvres de Condorcet, Paris, 1847, vol.XI, pp.35-58.

It has also been included in: E. Daire & G. de Molinari, Collection des

principaux économistes, Paris, 1847, vol.XIV; and, titling Le Monopole

et le Monopoleur, in: A.A. Barbier, P.G.J. Cabanis, D.J. Garat & Sophie

Grouchy de Condorcet, Oeuvres complètes de Condorcet, Brunswick

& Paris, 1804, vol.XIX.



In both editions of the Oeuvres , the article was preceded by a motto

on p.35, and by a subtitle on p.36.



Dordrecht, 2002-06-03

[www.condorcet.nl]





Monopole et Monopoleur



[p.35]

L'homme est né pour l'erreur; on voit la molle argile,

Sous la main du potier, moins souple et moins docile,

Que l'esprit n'est flexible aux préjugés divers,

Précepteurs ignorants de ce pauvre universe.



[p.36]



Articles extraits des suppléments d'un dictionnaire très-connu.



1775.



[p.37]

Monopole, substantif masculin, et non féminin, comme le croient les gens

qui crient contre la monopole, lorsque le monopole n'existe pas.

On appelle monopole la vente exclusive d'une denrée faite, soit par un seul

homme, soit par une compagnie. Et si, par des circonstances particulières, cette

vente ne se fait que par une certaine classe d'hommes, ou même par un nombre

de vendeurs plus petit qu'il n'aurait été dans le cas d'une circulation parfaitement

libre, on peut dire, par extension, qu'il y a encore monopole.

Maintenant il faut distinguer deux sortes de monopoles. Le monopole de droit

et le monopole de fait.

J'appelle monopole de droit celui qui est établi par une loi.
Telle est en France la vente exclusive du sel et du tabac par les fermiers

généraux. Tels sont les priviléges exclusifs du commerce ou des manufactures.

Les corps de marchands, les maîtrises, etc., sont encore autant de monopoles,

puisque tous ces établissements tendent à diminuer le nombre des ven- [p.38]

deurs, la facilité de la vente, et par conséquent à augmenter le prix des denrées.

Les ventes exclusives au profit du gouvernement, sont une espèce d'impôt

indirect qui doit son origine à la faiblesse, à la corruption et a l'ignorance de la

puissance législative.

Pour que cet impôt soit de bon rapport, il faut que la denrée puisse s'exploiter

en grand, qu'elle se conserve facilement, qu'elle soit nécessaire au peuple, et qu'il

en consomme beaucoup. Par ce moyen le produit de l'impôt est assuré, et le

fardeau en tombe uniquement sur le peuple. Ainsi plus de crainte de soulever les

grands et les riches, ni d'éprouver de refus de la part d'une assemblée d'états

composée de gens considérables, trop peu éclairés pour savoir qu'on les

appauvrit lorsqu'on opprime les mains qui cultivent leurs terres.

Le sel réunit ces avantages, et voilà pourquoi cette denrée est en ferme presque

partout. Comme il n'y a pas beaucoup de denrées nécessaires à la vie, qu'on

puisse mettre en ferme comme le sel, les inventeurs d'impôts ont trouvé une

autre ressource: c'est de faire tomber l'impôt sur quelque denrée inutile en elle-

même, mais dont un grand nombre d'hommes se soient fait un besoin.

L'établissement d'un impôt de ce genre demande beaucoup d'adresse; il faut que

ce besoin factice soit assez fort pour que l'impôt n'en dégoûte pas; il faut qu'il se

soit répandu dans le peuple, car c'est le peuple qui fait la plus grande

consommation; et d'ailleurs ce ne serait pas la peine de prendre ces moyens

détournés pour faire [p.39] payer ceux qui ont quelque chose: le sublime de l'art

de la finance est de faire payer l'impôt par ceux qui n'ont rien. ( 1)

Mais ces conditions ne suffisent pas: il faut saisir l'instant où il reste encore

dans les vieilles têtes quelque préjugé contre la denrée qu'on veut mettre en

ferme. Par ce moyen, on évite cet air d'avidité qui déshonore toujours un

gouvernement.

« On a bien fait d'établir cet impôt, disent les gens raisonnables, il ne tombe

que sur une chose dont on peut se passer. Ceux qui ne voudront pas le payer

n'ont qu'à ne point prendre de tabac; ils ne mourront point pour cela. Tant pis

pour eux s'ils en ont pris l'habitude, et si la privation les rend malheureux ; le

gouvernement n'est pas obligé de respecter nos fantaisies. » Ce qui, en termes

équivalents, signifie que, pourvu qu'on ne tue pas les hommes, et qu'on ne les

fasse point mourir de faim, on a le droit de les rendre aussi malheureux qu'on

veut. [p.40]

D'autres raisonneurs verront dans l'édit une politique plus profonde: comme

tout ce qui est nouveau est évidemment d'un usage dangereux, le gouvernement

aura eu pour objet la santé et le bien-être du public, qu'il était important de

dégouter d'une habitude pernicieuse.

Malheureusement les fermiers, chargés de la vente, se conduisent selon

d'autres principes: ils n'ont garde de regarder comme nuisible une habitude qui

les enrichit. Aussi cherchent-ils à la répandre. Ils vont jusqu'à distribuer gratis au

peuple, pendant quelque temps, la denrée privilégiée; et lorsqu'il est parvenu à ne

plus pouvoir s'en passer, ils la lui vendent à prix d'or. Ils lui donnent un besoin,

puis ils le privent des moyens de le satisfaire sans se ruiner.

Il est bon aussi de ne pas d'abord vendre la denrée à un prix trop exorbitant,

de crainte que par humeur une partie du public n'en abandonne l'usage; mais il

faut augmenter le prix graduellement et resserrer à mesure la sévérité des

prohibitions.

C'est ainsi que l'impôt du tabac a été établi en France. On a, dit-on, proposé, il

y a quelque temps, de mettre aussi le café en ferme; mais les gens de l'art, ont

trouvé que l'habitude n'en était pas encore assez enracinée parmi le peuple des

villes, qu'il était encore presque inconnu à celui des campagnes; et ils ont jugé

qu'il fallait attendre.

Les monopoles qui résultent des priviléges exclusifs, des établissements de

maîtrises, ont l'avantage d'avoir toujours le bien public pour prétexte. [p.41]

Si on accorde un privilége exclusif à l'inventeur d'une machine, c'est pour

exciter l'émulation et récompenser le génie.

On donne un privilége à une manufacture ou nouvelle, ou coûteuse, pour

qu'elle puisse s'établir ou se soutenir.

D'ailleurs, si on laissait la liberté aux manufactures, le public serait exposé à

n'avoir que de mauvaises étoffes, au lieu qu'en assujettissant les ouvriers à des

règlements, sur la matière qu'ils doivent employer, sur la forme, sur le poids de

l'ouvrage qui doit en résulter, on est sûr que le public ne sera jamais trompé.

Comme les ouvriers pourraient être tentés de violer les règlements, on établit des

inspecteurs de manufactures, on leur donne le droit de confisquer les ouvrages

contraires à la loi, de les faire attacher publiquement à un poteau, et si l'ouvrier

ne se corrige pas, de l'y attacher lui-même. C'est ce que du temps de Colbert on

appelait encourager les manufactures.

On donne à des compagnies le commerce exclusif des Indes et du Levant,

parce que la concurrence entre les commerçants particuliers ferait hausser le prix

des marchandises.

Enfin, dans tout commerce, dans tout métier, comment veut-on qu'un

gouvernement sage se repose sur les différents intérêts des hommes, qu'il

suppose que l'avarice des acheteurs et l'avidité des marchands se contre-

balanceront sans qu'on s'en mêle, et qu'il laisse faire? Est-ce là gouverner? N'est-

il pas bien plus beau de se mêler de tout, de vouloir tout embrasser, [p.42]

tout diriger? Aussi c'est le parti qu'on a pris presque partout. Cela donne aux

administrateurs beaucoup d'importance, et c'est à quoi tendent même, sans qu'ils

s'en aperçoivent, tous les gens en place, quand ils sont médiocres.

D'ailleurs, ces règlements, ces lois, cette administration inquiète, ne manquent

jamais d'attirer l'admiration des sots. Et les sots forment le plus grand nombre.

Ainsi, dans le régime prohibitif, il y a gloire pour le chef, profit pour les

subalternes; et ce sont là d'assez bonnes raisons.

Le monopole de fait a lieu, lorsque les préjugés ou des manoeuvres sourdes

diminuent le nombre des vendeurs, nuisent à la facilité du commerce, et par

conséquent le prix augmente. Prenons le commerce des grains pour exemple.

La défense de vendre ailleurs qu'au marché, l'obligation imposée aux

marchands de faire inscrire leur nom au greffe, les droits de minage, les

banalités, les communaut&eacue;s de boulangers (2) sont autant de causes qui

introduisent dans ce commerce un monopole de droit. Mais les achats faits par le

gouvernement, dont tout particulier redoute avec raison la concurrence, l'opinion

qui flétrit les marchands de blé, la crainte des émeutes, celle des vexations de la

part des magistrats subalternes, sont au [p.43] tant de causes qui introduisent

dans le même commerce un monopole de fait.

Pour ôter les causes du monopole de droit, le gouvernement n'a qu'à le

vouloir. Mais parmi celles de fait, il y en a qui tiennent à l'opinion, et qu'il n'est

pas si aisé de détruire, d'autant plus que ce n'est pas de l'opinion des gens sensés

qu'il s'agit ici, mais de celle du peuple.

En général tout acheteur a une pente machinale à regarder tout vendeur

comme un ennemi; le bon Sterne l'a observé.

Où il devait marchander une mauvaise chaise de poste, il sentait une haine

secrète s'élever dans son cœur, contre M. Dessein, et il gémissait sur la

corruption de la nature humaine. Cette pente augmente avec le besoin qu'on a de

la denrée, et il faut plus de réflexion que n'en font la plupart des hommes, pour

sentir que sans le marchand, qui gagne à la vérité sur nous, la denrée nous

coûterait encore plus cher, et qu'ainsi il fait à la fois son profit et le nôtre. Aussi le

peuple en général hait-il tous les marchands, et ne dit-il du bien que de ceux qui

lui vendent à crédit.

Cette haine est plus forte contre les marchands de blé, parce cette denrée est

nécessaire. D'ailleurs lorsque le marchand de blé fait des achats, lorsqu'il

conserve son blé dans des magasins, il en augmente le prix. A la vérité, lorsqu'il

vend ensuite, il fait diminuer le prix, il fait que ce prix éprouve moins de

variations, que la situation du peuple est plus uniforme, que sa subsistance est

plus assurée, qu'il [p.44] n'éprouve plus ces alternatives d'abondance de blé où il

manque de travail (3), et de disette où son travail ne lui suffit pas. Ce qui

importe au peuple, ce n'est pas que le blé soit à un prix plus ou moins haut, c'est

que le prix n'en soit pas exposé à de grandes variations, parce que le prix des

salaires se règle sur le prix ordinaire et non sur le prix moyen du blé (4).

Mais ces idées sont trop compliquées pour le peuple; il ne voit dans le

marchand de blé qu'un homme qui est cause que cette denrée n'est plus à un très-

bas prix, qui la tient pour l'instant présent [p.45] à un prix plus haut, et cela

suffit pour fonder la haine populaire.

Le seul remède à ce mal, est l'habitude et un commerce public et fait par un

grand nombre de personnes. Le peuple en verra les opérations avec moins de

frayeur ; et comme chaque marchand emploiera un certain nombre de gens du

peuple, il en résultera que, parmi le peuple même, beaucoup de gens prendront la

défense de ce commerce. Les émeutes sont un des plus grands obstacles au

commerce des grains. Pour s'exposer à la perte totale de sa marchandise et à

toutes les violences du peuple, il faut l'espérance d'un immense profit.

Ce n'est point le besoin de pain qui cause ces émeutes, c'est l'idée qu'a le

peuple qu'elles resteront impunies, c'est la persuasion où il est que le

gouvernement est obligé de lui tenir le blé à bon marché; c'est enfin dans les chefs

des émeutes l'espérance de piller.

Ordinairement aux premiers signes de mouvement dans le peuple, les

magistrats subalternes cherchent à le calmer par des précautions timides; la peur

les saisit, ils s'agitent, s'assemblent, et tous ces mouvements augmentent la

terreur du peuple.

Si le peuple était convaincu que jamais le gouvernement ne se mêlera ni de

faire ouvrir des magasins de force, ni d'arrêter les blés, et qu'il n'en a pas le droit;

s'il était sûr que les chefs des séditions pour le pain seront sévèrement punis, si

les magistrats subalternes avaient du courage, alors il n'y aurait plus de

séditions.[p.46]

Une dernière cause d'émeutes est l'intrigue de quelques marchands: lorsque la

liberté n'est pas entière, ou qu'elle est nouvellement établie, il y a peu de

marchands de blé, et il est aisé à quelques-uns d'eux de produire une disette

apparente. Ils répandent ensuite parmi le peuple des bruits de famine. Ce peuple

se soulève, on veut acheter du blé pour l'apaiser; les marchands qui ont produit

tout le mal s'offrent alors au gouvernement, achètent la préférence des

subalternes, et lui vendent à prix d'or le blé de leurs magasins. Les vexations de la

part des petits magistrats sont un mal presque universel.

D'abord il n'y a rien à gagner à protéger la liberté absolue, et jamais on ne s'est

fait de réputation en ayant l'air de ne rien faire. Ensuite le but de tout honnête

échevin, c'est l'amour et l'estime du peuple de sa ville; son ambition ne va pas

plus loin. Or, quoique ses ordonnances prohibitives nuisent réellement à ses

bourgeois, puisqu'elles augmentent à la fin le prix du blé, cependant il a l'air de

leur sacrifier le peuple des campagnes. Il calque ses lois sur celles de l'ancienne

Rome: il traite les campagnes voisines comme Rome traitait les nations vaincues;

et le bourgeois, devenu une espèce de petit tyran pour le pays qui l'environne,

chérit le magistrat qui flatte son avidité et son orgueil.

De là ces défenses violatrices de la propriété de faire sortir d'une ville les

denrées qui y ont été exposées en vente, quoique tout l'effet de ces défenses soit

d'écarter les marchands de la ville où elles ont été portées. [p.47]

De là ces défenses faites aux fermiers d'acheter du grain dans les marchés.
De là ces défenses barbares aux habitants des campagnes, d'acheter du pain

chez les boulangers de la ville.

De là ces ordres aux fermiers de garnir les marchés des villes et les visites

faites chez eux.

Toutes ces lois traînent à leur suite les exactions des subalternes, les saisies,

les amendes, les procédures, et, ce qui en est la conséquence, le découragement

de l'agriculture, l'anéantissement du commerce des grains, les disettes dans les

villes et la désolation dans les campagnes.

Mais le conseiller du roi ne voit rien de tout cela; il n'a ni remords de ses

injustices, ni honte de ses sottises. Plus la cherté augmente, plus il redouble de

prohibitions, de vexations, plus il met d'obstacles à ce qui pourrait la faire cesser.

Le peuple, aussi ignorant que lui, le voit se démener en parlant de pain; il croit lui

avoir obligation de ce qu'il mange, et il le bénit.

La terreur s'est alors emparée des marchands de grains: le petit nombre

d'hommes qui font ce commerce se cachent en attendant un moment plus

tranquille; mais le peuple les découvre, il crie au monopole. A ce mot, la tête de

l'édile s'échauffe, et, fortement persuadé que tout marchand de blé est un

scélérat, il en fait arrêter trois ou quatre au hasard, et les livre à la justice pour en

faire un exemple. Nos graves sénateurs ont fait serment de croire tout ce qu'on

croyait il y a deux cents ans. D'ailleurs, [p.48] le peuple crie, il faut le calmer et

sauver ses vitres; on fait pendre les malheureux marchands, c'est-à-dire, non-

seulement des innocents, mais des hommes utiles et nécessaires.

Telle est la marche ordinaire du régime prohibitif que quelques gens d'esprit

ont la bizarrerie de regretter, comme le comte de Boulainvilliers regrettait les lois

féodales, et Caveirac le temps de la Saint-Barthélemy.

Mais, dira-t-on, est-ce qu'il n'est pas possible que des marchands de blé

parviennent, par différentes manoeuvres, à faire monter cette denrée à un prix

excessif ?

Oui, cela est très-possible, toutes les fois qu'il n'y aura pas de liberté. Mais la

possibilité cessera du moment où la liberté sera établie, parce qu'avec un grand

nombre de marchands il n'est plus possible d'arrêter la concurrence; parce que

lorsque les lieux où l'on vend seront très-multipliés, le nombre des acheteurs sera

moindre dans chacun, et les terreurs paniques plus difficiles à répandre.

Il est encore possible, dira-t-on, que des marchands conservent dans des

magasins immenses tous les grains d'une récolte, qu'ils s'entendent entre eux

pour ne vendre que lorsque le prix deviendra excessif.

Supposons que des commerçants aient pu former un tel projet, leurs magasins

commencés lorsque le blé est à bas prix, le feront monter infailliblement; alors il

faudra qu'ils l'achètent plus cher des fermiers [p.49] aisés, des propriétaires

riches; le prix augmentera toujours, et les blés des nations voisines arriveront.

Pour éviter que cette concurrence ne fasse baisser le prix, il faudra les acheter

encore; et pour peu qu'une de ces opérations vienne à manquer, la société sera

obligée de vendre à perte. Ainsi cette spéculation, pour être sûre, demanderait le

crédit réuni de quelques milliers de négociants. Et l'accord parfait de quelques

milliers de personnes, étant aussi impossible que celui de cent mille, cette

objection se réduit à dire que si tous les gens qui ont du blé s'accordaient pour

n'en point vendre, qu'il ne fût à un certain prix, ils l'y feraient monter. Ce qui est

aussi vrai que la supposition d'un tel accord est ridicule.

Les magasins de blé, formés librement, sont utiles pour maintenir une plus

grande uniformité de prix dans les différentes saisons de l'année, pour diminuer

les variations d'une année à l'autre; et l'on ne saurait trop répéter que ces

variations sont seules le mal du peuple, parce qu'elles ne sont pas suivies de

variations semblables dans le prix du travail. Ces magasins, en conservant du blé

d'une année sur l'autre, sont encore le seul moyen de remédier à une disette

réelle, ou aux terreurs qu'inspire l'idée d'une mauvaise récolte.

Quelques personnes éclairées croient que dans une matière qui intéresse si

essentiellement l'existence d'un peuple entier, il ne faut rien laisser au hasard; et

comme il leur reste des doutes sur l'effet [p.50] de la liberté entière, elles

semblent désirer que le gouvernement fasse quelque chose pour prévenir les

disettes.

Mais d'abord tout règlement, toute contrainte est une atteinte à la propriété et

à la liberté des citoyens. Or, pour avoir droit de les forcer à en faire le sacrifice au

bien public, il faut être sûr qu'il l'exige; et assurément il ne suffit pas de n'être pas

absolument sûr que ce sacrifice n'y sera point contraire. C'est précisément ce qui

arrive ici; car soit qu'on examine les raisons, soit qu'on pèse les autorités, la

probabilité est sûrement très-grande en faveur de la liberté.

D'ailleurs, on voudrait que le gouvernement ne fît, pour prévenir les disettes,

autre chose que de protéger la liberté la plus entière. Mais que fera-t-il? Est-on

bien sûr que les moyens qu'il emploiera ne produiront point la disette au lieu de

la prévenir? N'est-on pas assuré, au contraire, que la liberté favorise l'agriculture,

et qu'en augmentant la quantité du blé, elle rend plus difficiles les disettes

réelles? Quant aux disettes d'opinion, qui osera dire que tout ce que le régime

prohibitif entraîne de découragement, d'embarras, d'abus, de vexations ..... ne

peut pas produire une disette plus facilement encore que la terreur panique, qui

peut accompagner une entière liberté?

Ainsi, le parti de faire quelque chose pour prévenir les disettes, ne doit pas être

embrassé par ceux qui doutent, comme étant le parti le plus sùr.

Seulement, il est le plus sûr pour l'administrateur qui, quelque sottise qu'il

fasse, n'a rien à craindre [p.51] du peuple, pourvu qu'il agisse. Dans ce qui

regarde les subsistances, le peuple ressemble à ces malades qui se fâchent contre

leur médecin, parce qu'il ne leur donne pas de remèdes, et courent avec confiance

à un charlatan qui les empoisonne. Mais ce n'est pas des intérêts de

l'administrateur qu'il s'agit, c'est de ceux de la nation. Il n'est pas question de

plaire au peuple, mais de lui faire du bien; il faut savoir le servir sans le flatter, ni

le craindre. Aussi, le régime de la liberté ne peut-il être suivi que par un ministre

aussi éclairé que vertueux, supérieur à la crainte comme aux préjugés; qui préfère

enfin le bien de l'État à sa place, et le témoignage de sa conscience aux

applaudissements de la populace. Aussi, dans les pays où la liberté n'existe pas,

elle ne peut être rétablie que par un ministre qui, par une suite d'opérations

bienfaisantes et utiles au peuple, ait désarmé sa défiance, que la longue habitude

d'être compté pour rien a rendue si prompte à s'allumer.

Les grandes villes, dit-on encore, méritent peut-être quelque exception; la

liberté entière n'aurait sans doute aucun inconvénient pour une nation répandue

uniformément sur le sol qui la nourrit: au lieu que la réunion contre nature de

tant d'hommes, dans un petit espace, doit exiger des remèdes extraordinaires.

Je demanderai d'abord quels seront ces remèdes? Soumettra-t-on le

commerce des grains à des règlements qui en diminuent l'activité, et qui n'ont

pour objet que de remédier à des inconvénients imagi- [p.52] naires? Forcera-t-

on les habitants des campagnes à fournir les marchés des villes? Exercera-t-on

contre les paysans toutes les vexations qu'on croira utiles, pour procurer aux

bourgeois une subsistance plus facile? Mais ces moyens n'ont presque jamais

produit qu'un effet contraire à celui qu'on se proposait en les employant. Il existe

des preuves incontestables, que les disettes que Paris a éprouvées en 1709, en

1726, en 1740, ont été moins l'ouvrage de la nature que celui des mauvaises lois.

Dans le temps où Reims éprouvait une disette, il y a quelques années, le blé de

la Bourgogne traversait la Champagne pour aller en Flandre. Il devait passer par

Reims; mais le magistrat ne permettait pas de sortir au blé qui y était une fois

entré; et les voituriers se détournaient de plusieurs lieues pour éviter de passer

par cette ville.

D'ailleurs, de quel droit sacrifierait-on l'habitant des campagnes à celui des

grandes villes? N'a-t-il pas les mêmes droits? sa propriété, sa subsistance ne sont-

elles pas aussi sacrées? et faut-il, parce qu'il nourrit les villes du produit de ses

sueurs, que les villes l'oppriment et le dépouillent?

Qu'un gouvernement faible et corrompu flatte la populace des villes qui peut

s'attrouper, et dédaigne le peuple dispersé dans les campagnes, jamais de telles

maximes ne seront adoptées par un gouvernement ferme, juste et éclairé.

Le gouvernement fera-t-il lui-même à perte un commerce de grains.? Il faut

d'abord observer que les abus d'autorité de la part des hommes employés [p.53]

à ce commerce, leurs manoeuvres, la crainte qu'ils inspirent à tout autre

commerçant, produiront une augmentation réelle. D'ailleurs, les frais d'achat, de

transport, que les abus rendent immenses, lorsque c'est le gouvernement qui

paye, feront qu'il achètera a très-haut prix. Ainsi, pour procurer aux grandes

villes une subsistance à bon marché, il faudrait une dépense énorme. Ainsi, pour

nourrir le peuple des villes, on accablerait d'impôts le peuple des campagnes. On

ne pourra par la même raison forcer de vendre à perte les boulangers, qu'il

faudrait ensuite dédommager. Cependant voilà les seuls moyens que le génie des

partisans du système des prohibitions ait enfantés jusqu'ici.

Supposons enfin que le gouvernement parvienne, à force d'argent, à faire en

sorte que dans les villes le pain eut un prix à peu près uniforme; d'abord, s'il est

au-dessous du prix commun des campagnes, le peuple qui les habite refluera

encore plus sur les villes, les campagnes en deviendront plus faibles; et pour

soutenir les mêmes opérations devenues plus chères, il faudra cependant charger

encore plus ces malheureuses campagnes destinées à porter tout le poids de cette

administration bourgeoise.

Ensuite que gagnera le peuple des villes à cette opération? Le prix de la main-

d'oeuvre se mettra au niveau du prix ordinaire du pain. Ainsi cette uniformité,

produite par le gouvernement, ne ferait pas aux villes plus de bien que

l'uniformité qu'aurait amenée la liberté entière, sans dévaster les campagnes,

sans nuire à l'agriculture. [p.54]

Tout le monde convient que l'effet nécessaire de la liberté du commerce des

grains est d'augmenter la quantité de blé reproduit chaque année, et qu'au

contraire l'effet des lois prohibitives est de la diminuer. Ainsi, le raisonnement

des gens à prohibition se réduit à dire: Plus il y a de blé dans un pays, plus on doit

craindre d'en manquer; et c'est un moyen sûr d'en avoir beaucoup que de

l'empêcher de croître.

D'où vient donc qu'un tel raisonnement, d'où vient que ces objections contre la

liberté, si faibles en elles-mêmes ont tant d'influence sur les esprits ? De la peur

que les raisonneurs des villes ont des émeutes populaires, de ce qu'ils ont des

vitres à casser.

La peur est l'origine de presque toutes les sottises humaines, et surtout des

sottises politiques: elle seule a produit cette foule de lois absurdes ou oppressives

sur le commerce des grains. En guérissant les hommes de la peur, on les guérirait

de bien des préjugés et de bien des maux; et une éducation qui élèverait l'homme

au-dessus de cette maladie cruelle de l'âme, lui apprendrait à raisonner juste

dans les sciences morales, plus sûrement que la logique de Port-Royal, ou même

que l'étude de la géométrie.

Nous avons cru qu'un exemple aussi détaillé servirait mieux que des

raisonnements abstraits à bien faire voir ce qu'on doit entendre par monopole, et

comment on doit y remédier. D'ailleurs, il n'y a point de commerce où l'idée de

monopole excite au- [p.55] tant de terreur, et sur lequel elle ait donné lieu à de

plus mauvais raisonnements.

Il résulte de cet exemple que dans tout commerce qui a pour objet une denrée

de grande consommation (et heureusement toutes les denrées de nécessité

première sont dans ce cas), il n'y a point de monopole à craindre, si la liberté est

entière; que les seules causes qui puissent produire le monopole, sont ou de

mauvaises lois, ou une mauvaise administration, ou des préjugés; que pour y

remédier, il faut se corriger et s'éclairer; qu'il n'y a point proprement de

monopoleurs, parce que le monopole est l'ouvrage du gouvernement et du

peuple, et non celui des marchands; que les seuls coupables seraient ceux qui, par

des manoeuvres, contribueraient à augmenter les effets funestes de l'erreur, ou

de la mauvaise administration; que ces manoeuvres sont trop difficiles à

constater d'une manière claire, pour qu'on puisse, sans tyrannie, en faire l'objet

d'une loi pénale; que la punition de ceux qu'on en jugerait coupables, ne ferait

que du mal par la terreur qu'elle inspirerait aux marchands; et qu'ainsi, au lieu de

lois contre les marchands qui peuvent abuser de la sottise du peuple et de ses

chefs, il en faudrait qui punissent les attentats contre la liberté; qu'il en faudrait

surtout contre l'abus que les magistrats chargés de la police font de leur autorité;

eux seuls sont les véritables monopoleurs.

Dans les denrées d'une petite consommation, le monopole de fait est plus

facile. Un seul marchand, par exemple, peut accaparer tous les oeufs d'un mar-

[p.56] ché; et certainement ce sera un inconvénient pour le peuple de la ville, s'il

est défendu à ceux qui ont des poules de vendre leurs oeufs ailleurs qu'au marché.

Car si on leur en laisse la liberté, tout le mal disparaîtra. Mais il est plaisant qu'on

ait imaginé de regarder l'acheteur des oeufs comme coupable, quoique tout son

crime se borne à avoir troqué son argent contre des oeufs. On l'a donc condamné

a une amende, et pour mieux se mettre en garde contre un attentat aussi énorme,

on a réglé la quantité d'oeufs que chaque marchand pourrait acheter à un

marché; passe-t-il le nombre, il paye une amende; et si on songe à ce qu'il faut

payer pour maintenir ces règlements de conseillers du roi, inspecteurs de

marchés, de visiteurs jurés, d'officiers de police, etc., il est difficile de croire que

cette législation ait beaucoup diminué le prix des oeufs.

Nous n'avons parlé jusqu'ici que des monopoles que le vendeur exerce sur

l'acheteur. Il y en a d'une autre espèce, et que l'acheteur exerce sur le vendeur.

Par exemple, dans certaines villes, il est défendu de vendre des denrées au

public, avant que l'évêque ou le seigneur aient pris leur provision; et si les

marchands s'avisent de contester sur le prix avec son maître d'hôtel, ou de ne pas

acheter sa permission, ils perdent ou une partie de leurs denrées, ou du moins

une partie du temps où ils avaient le droit de vendre.

Dans toutes les villes bien policées, les marchands de comestibles et les

étrangers n'ont le droit d'acheter qu'à une certaine heure; il faut laisser à

l'habitant [p.57] de la ville le temps de faire ses provisions et le débarrasser d'une

concurrence ruineuse. Si quelque bourgeois est assez mauvais patriote pour

prêter son nom à un étranger, on le punit. On croirait que l'habitant de la ville et

celui de la campagne ne sont pas citoyens d'un même État et membres d'une

même nation; que chaque ville est en droit, comme Rome, de se donner des

lois utiles à Rome seule, oppressives pour le reste de la terre.

Il serait à désirer que le gouvernement abolît ces restes de l'ancienne anarchie,

qui ne subsistent que parce qu'il ne daigne pas songer à les détruire.

Un autre monopole de même genre, est l'obligation où sont les propriétaires

de la Franche-Comté de ne vendre leurs bois qu'aux fermiers généraux, et pour

l'exploitation des salines; ou bien la loi qui oblige ceux qui ont des bois, de

fournir aux salpêtriers du roi celui dont ils ont besoin. Le dernier de ces

monopoles existe en Franche-Comté comme ailleurs; en sorte qu'il est arrivé

quelquefois à des propriétaires d'être mis à l'amende par les salpêtriers pour

avoir refusé de fournir du bois, et l'année d'après, d'être poursuivis par la ferme

pour leur en avoir fourni.

On a depuis peu étendu sur la Lorraine ce privilége de la ferme, car il semble

qu'on n'ait commencé que depuis environ six mois à avoir en France quelques

idées du droit de propriété. On ignore à Paris tous ces abus, ou si on en parle à

souper, on en rit et on les oublie; car à voir le grand intérêt que les Parisiens

mettent à un souper, et leur profonde indifférence sur leur législation, on croirait

qu'ils ne connaissent [p.58] d'autres propriétés que celle du souper où ils sont

priés.

Nous n'avons rien dit du monopole que les Hollandais exercent sur le

commerce d'épiceries. Il n'est ici question que d'administration intérieure, et les

brigandages de nation à nation ne sont pas de notre sujet. Les propriétaires des

îles où croissent les épiceries savent combien ce monopole est onéreux, les

nations de l'Europe sentent le poids du tribut que la Hollande leur impose, et il

ne manque aux uns et aux autres que le courage et la volonté de s'y soustraire.

Les Hollandais ont cru et croient encore que ce commerce exclusif et tyrannique

est la source de leur grandeur. Mais ils cesseront bientôt de le croire.



• •


Monopoleur (s. m.), homme qui agit ou qui écrit contre la liberté du

commerce. (Voyez l'article précédent.) ll ne faut point pendre ces derniers; et la

peine capitale pour ce genre de crime doit être le ridicule.




Notes [footnotes in the] [placées au bas de la page dans les] [Oeuvres]


1. Les administrateurs de finances ont pris pour règle de leur conduite cette maxime de l'Évangile:

On donnera à celui qui a déjà, afin qu'il regorge de biens, et on ôtera à celui qui n'a rien. S.

Matthieu, chap.13. A la verité, il n'est question que de l'autre monde dans le passage de

l'Évangile, et il semble un peu dur de l'avoir étendu à celui-ci.

Comme on s'en plaignait un jour devant Mylord S. . . « Messieurs, dit-il, si vos rois et même

vos administrateurs des finances sont des images de Dieu, comme vous le prétendez dans toutes

vos brochures, vous ne devez pas trouver mauvais que votre royaume soit gouverné par les

mêmes maximes que le royaume des cieux. »



2. Sans les communautés de boulangers, la livre de pain ne coûterait qu'autant de deniers que le

setier de Paris coûte de livres. D'après ce principe, qui même leur est trop favorable, il n'y a

personne qui ne soit en état de prononcer sur l'utilité de ces communautés.



3. Lorsque le blé est à bas prix, les propriétaires et les cultivateurs ont moins d'argent, font moins

travailler, et le peuple souffre plus du défaut d'ouvrage qu'il ne profite du bas prix.



4. Les gens riches peuvent se passer d'une grande partie des ouvrages qu'ils veulent faire faire, plus

aisément que le peuple ne peut se passer de travail. Ainsi ils ne payent jamais un ouvrage au-

dessus du prix pour lequel ils peuvent espérer de l'avoir quelques mois après. Il en résulte que le

prix des salaires n'augmente avec le prix des grains, qu'après que cette augmentation a duré

longtemps, et par conséquent les chertés passagères de quelques mois ne changent rien au prix

des salaires.

Par la même raison, les salaires doivent diminuer plus promptement dans le temps des bas

prix. Mais il faut encore quelque temps, parce que l'ouvrier aimera mieux souffrir un peu, que de

réduire son travail à un prix moindre qu'il craint de voir subsister, même après le rehaussement

du blé; d'ailleurs, comme les malheureux qui n'ont ni ressources ni épargnes sont forcés à

consentir d'abord à cette diminution de salaire, le gros des ouvriers s'y refuse par vanité. Voilà

pourquoi l'on peut dire qu'en général c'est sur le prix ordinaire, et non sur le prix moyen des

subsistances, que se règle le prix des salaires.